[tw : mention de viol, violence homophobe et violence conjugale, mort]
Sur la scène littéraire française contemporaine, il y a un (1) white guy que j’apprécie à peu près autant qu’il me fait souffler — parce que oui, pardon mais il faut que je sois honnête dès le début : en vrai, parfois on souffle, pardon édouard, mais vraiment on souffle. Mais je vais un peu vite en besogne et avant de le critiquer je devrais sûrement te présenter l’auteur dont je veux te parler aujourd’hui, même si tu auras sûrement compris qui c’est vu que son nom est littéralement dans le titre de cet article (ouais j’ai décidé de me la raconter un peu et d’appeler ça un article, essaye de me juger un peu pour voir, je t’en prie).
Donc, ce gars-là, c’est Edouard Louis. Et oui, j’ai peut-être un peu fait un focus sur lui à un moment dans ma vie, notamment parce que j’ai fait mon mémoire de master sur son premier livre, En finir avec Eddy Bellegueule. Du coup, je me suis dis que la fin de son cycle sur sa famille ça pouvait aussi être l’occasion de faire le point sur ma lecture de cette œuvre. Parce que je parle, je parle, mais Edouard Louis c’est aussi le seul écrivain dont j’ai lu tous les livres, sans faute, au moment de leur sortie. Donc ouais, je l’aime bien malgré tout.
Si jamais tu ne connais pas encore Edouard Louis, je peux essayer de te le résumer en trois mots : homosexualité, lutte des classes, autobiographie. Tu trouves pas que ça donne envie déjà ? Non ? Bah qu’est-ce que tu fais de ta vie en fait ? Bon, c’est pas grave, je juge pas.
Bon, pour revenir à notre mouton, faut savoir que le boug il avait à peine plus de 20 ans qu’il écrivait son premier livre (si jamais tu sens monter un petit sentiment du type “mais bon sang qu’est-ce que j’ai fait moi à 20 ans ? et qu’est-ce que je fais aujourd’hui en fait ?? et pourquoi je suis bon.ne à rien ???”, t’inquiète pas, respire un bon coup, on est ensemble et je suis sûre que tu as fait de très belles choses déjà dans ta vie, même si ça se limite à faire des crêpes un jour — promis c’est très cool déjà !), et dans ce bouquin il retraçait son chemin depuis son milieu ultra précaire de Picardie, dans lequel il subit notamment des violences parce qu’autour de lui on capte assez vite qu’il est gay, jusqu’à son entrée dans un lycée à Amiens. Bref, il présente son trajet d’ascension sociale, il parle de sa famille, de ses proches, de son village et de l’homophobie qu’il côtoie. A partir de là, il écrit six autres romans et une pièce de théâtre, toujours sur ce modèle autobiographique : il évoque par exemple l’agression sexuelle qu’il subit, la mort de son père et de son frère, et la fuite de sa mère.
Et là, en début de mois, il a publié son dernier livre, celui-ci sur son frère, et il a aussi annoncé que ça marquait la fin du cycle littéraire sur sa famille (et permet moi de te dire que je trouve ça vraiment très sage parce que, punaise, édouard, ça commençait à foutre tout le monde mal à l’aise cette manie d’exposer au monde les galères de tous tes proches, un à un — vraiment très sage).
Bref, du coup, ce que je te propose c’est une sorte de petit guide si jamais tu as envie de lire du Edouard Louis mais que tu sais pas trop par où commencer, ce qui vaut surtout le coup, etc. Comme un récap de ce cycle quoi.
Les incontournables : En finir avec Eddy Bellegueule et Qui a tué mon père
Evidemment tout ça c’est ultra personnel et subjectif, mais je trouve quand même que ces deux livres-là c’est les meilleurs pour commencer — en gros, si tu penses n’en lire qu’un ou deux de cet auteur je te conseille vraiment de lire En finir avec Eddy Bellegueule ou Qui a tué mon père. C’est là qu’Edouard Louis est le meilleur selon moi, là qu’on comprend le mieux sa démarche et là qu’on voit le mieux la portée de sa plume.
Dans En finir avec Eddy Bellegueule, je l’ai dit, il parle surtout de son enfance et sa jeunesse, mais il évoque déjà un peu son père, cette incarnation parfaite de la masculinité des classes populaires. Et c’est dans Qui a tué mon père qu’il s’étend le plus sur le parcours de cet homme, abîmé par la pauvreté et toutes les mesures anti-pauvres des gouvernements récents (oui on te regarde aussi hollande, toi et tous tes potes socdem qui font rien que des mesures de droitards BREF), par le travail (capitalisme si je parle) et par le poids de la masculinité (quand je le dis comme ça on dirait que c’est du “ouin ouin les hommes souffrent aussi” — ce qui est un fait mais pour comprendre mon mépris faut le lire à la manière incel — et promis c’est pas du tout comme ça que le dit notre cher édouard).
En bref, ce sont deux textes assez courts, surtout pour le deuxième, mais très forts dans ce qu’ils soulèvent sur ces parcours marqués par une série de stigmates et de violences en toute sorte. Et c’est beau, très beau.
Ceux qui valent le coup (malgré tout) : Histoire de la violence [et Au cœur de la violence], Combats et métamorphoses d’une femme et L’effondrement
A côté de ces deux textes pour lesquels j’ai presque rien à redire, on a plusieurs livres que j’ai vraiment aimés, qui sont vraiment forts et intéressants et touchants et importants, mais qui contiennent aussi un petit quelque chose qui me chagrine, un petit truc qui fait que je ne serais peut-être pas complétement sereine si je devais les recommander à quelqu’un.e.
Et globalement, ce petit quelque chose, c’est souvent en lien avec la posture qu’Edouard Louis adopte. Je m’explique : dans Histoire de la violence (et la version théâtrale de ce même récit, Au cœur de la violence), il raconte son agression sexuelle. Alors, bon, déjà, gardons en tête que je suis personne pour dire à quelqu’un.e que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam comment iel devrait relater son vécu — vraiment, au fond on s’en fiche de mon avis. Mais bon, édouard il fait aussi de la littérature qui se présente comme une observation des mécanismes à l’œuvre dans la société, du coup il décrit non seulement cette agression mais il réfléchit aussi à l’endroit d’où à pu venir cette violence qu’on lui a infligée et aux raisons pour lesquels cet homme a pu en venir à faire ça.
Et, en soit, très bien. Dans ce cas précis, ça le mène à produire toute une réflexion sur la violence perpétrée par cet homme kabyle et à la lier à l’histoire coloniale de la France. Encore une fois, pourquoi pas.
Et en même temps, peut-être que *pas* en fait. Parce que ça crée quand même quelque chose de pas mal bizarre, à savoir un homme blanc, désormais parisien, lettré, écrivain, qui prend comme objet l’histoire d’un autre homme, racisé, pauvre, et de sa famille, qui souffre donc de ce que la France fait subir aux personnes immigrées (non-blanches) et aux populations racisées. Du coup, même si je comprends bien son propos et que je suis pas du tout contre ce qu’il avance, c’est quand même une démarche que je trouve ambiguë : certes édouard, “les causes sont ailleurs que dans les individus”, très bien, mais c’est pas une raison pour leur ôter toute agentivité et en faire de simple êtres de papier pris dans des mécanismes face auxquels ils n’existent qu’en tant que nombres et statistiques. Parce qu’au fond c’est un peu ce que tu fais, et c’est là qu’on voit à quel point ton regard est extérieur, étranger à ces réalités, et c’est là aussi que ta littérature manque de décentrement. Et c’est gênant.
Ceci dit, fais-toi autant d’argent et de notoriété que tu peux sur le dos de ton violeur, c’est vraiment la moindre des choses.
Mais cette critique, c’est la même que je ferais pour Combats et métamorphoses d’une femme (et encore plus pour Monique s’évade — d’ailleurs, c’est vraiment après la lecture de ce deuxième livre que les problèmes du premier ont commencé à me venir en tête — mais ça on en parlera plus tard). Et c’est encore la même chose pour L’effondrement. Parce que, qu’il parle de sa mère ou de son frère, il y a toujours ce petit malaise (au sein de textes globalement très bons quand même, vraiment j’insiste sur ce point parce que je les aime vraiment au fond) : les personnages sont justement rien que ça, des personnages, et quand édouard prétend écrire ce qu’ils ont vécu, ressenti, traversé, en réalité il pose simplement son regard (à nouveau : celui d’un homme blanc, lettré, parisien, néo-bourgeois) sur des réalités qui semblent désormais lui échapper. Parce qu’à ce moment-là, il ne parle plus de lui-même. Et du coup, si c’était entièrement de la fiction, pourquoi pas, mais vu qu’il présente ces livres comme des récits factuels ça devient compliqué au niveau éthique : qu’est-ce qu’on fait de l’humain réel dans tout ça ? Et comment est-ce qu’on appréhende la différence de pouvoir (au sens de capital — social, culturel, économique) entre l’auteur et son objet ? Qu’est-ce qu’on fait de cette posture de l’écrivain qui reproduit un certain regard, parfois difficile à tenir sur le plan éthique ou politique ?
Bon, après, tout ça c’est peut-être simplement parce que j’ai une dent contre certain.es sociologues, j’avoue, c’est possible.
Ceux qui m’ont fait souffler très fort : Changer : méthode et Monique s’évade
Enfin, on arrive à ceux qui, franchement, m’ont tellement fait souffler que j’aurais pu alimenter une ville entière en électricité si on avait posé une éolienne devant mon visage pendant que je lisais ces livres. Oui, ils ont des passages très chouettes, ils sont globalement bons, intéressants malgré tout, et l’écriture d’Edouard Louis reste chouette.
Mais sur le plan politique, on souffle pas mal. En tout cas, moi, je souffle.
Dans Changer : méthode, ce qui m’a surtout énervée c’est l’absence de remise en question de l’idée qu’accéder à une classe bourgeoise parisienne et littéraire c’est réussir sa fuite, voire réussir sa vie. Et je sais que je peux pas lui demander de ressentir quelque chose qui n’est pas sa réalité, mais je déteste le fait qu’il semble totalement à l’aise avec le fait d’avoir dû se faire violence — littéralement, abandonner sa manière de parler, adopter une attitude et des manières complétement étrangères et nouvelles, rejeter tout ce que tu as toujours été jusque-là, passer des nuits entières à lire non pas par envie mais parce que tu sens que tu dois rattraper un “retard”, tout ça c’est violent — pour être accueilli dans ce merveilleux milieu, pour trouver sa place parmi ces personnes qui le mépriseraient sinon. Je déteste le fait qu’il ne remette pas en question ce travail qu’il a dû fournir — et du coup, avant toute chose, je déteste le fait qu’il rentre là dans une logique terrible de méritocratie : au fond, s’il a réussi, c’est parce qu’il a fait tous ces efforts. Et au fond, si tu veux t’en sortir aussi, tu n’as qu’à faire pareil, puisqu’il dit littéralement dans le titre qu’il te donne la “méthode” : du coup, dans le même temps, on peut comprendre que si tu restes pauvre c’est un peu parce que tu le veux bien. Non ?
Bon, du coup, quid de tout ce qu’il a construit jusque-là comme réflexion politique autour des questions de classes sociales ? A la poubelle j’imagine ? Non vraiment, ce livre, il m’a énervée. Heureusement que les dernières pages sont vraiment — vraiment — très belles et apportent doucement une réflexion sur le prix de cette fuite justement.
D’ailleurs, sur ces questions, si ça t’intéresse, tu peux regarder ce qu’en dit Laélia Veron, c’est pas mal intéressant.
Puis on arrive à Monique s’évade, qui date du début d’année et qui est une sorte de suite à Combats et métamorphoses d’une femme. Sauf que dans ce livre, on a exactement ce qui m’a dérangée dans les livres de la catégorie précédente, mais version ultra best of maxi 2000. C’est-à-dire que le personnage de la mère d’Edouard Louis est vraiment réduite à son statut d’objet littéraire, de personnage de papier qui n’existe qu’à travers ce regard, ce gaze qui prend tant de place. Et soudain, on se retrouve à devoir endurer des pages et des pages de notre édouard qui insiste sur le fait qu’au fond il ne sait pas trop pourquoi il l’aide (sa mère ! à fuir une relation violente !! enfin pardon oui tu as le droit de haïr tes parents et oui tu as le droit de couper les ponts avec un proche violent et oui c’est possible de ne pas souhaiter du bien à sa mère, mais là on n’a pas l’air d’être sur ce type de relation non plus et donc ce que tu fais avant tout c’est mettre l’accent sur le fait que quand même, t’es une sacrée bonne personne d’aider une femme à fuir son compagnon violent — chelou.). Puis tiens, il va aussi nous expliquer que, quand même, lui il est vachement occupé, tu comprends écrivain c’est pas de tout repos, du coup sa mère il va l’envoyer vivre dans le village de sa sœur comme ça elle pourra s’en occuper, elle qui doit bien avoir le temps après tout — quoi ? tu trouves que c’est vachement hypocrite ? que ça pue le relent de patriarcat mal digéré ? je vais pas te mentir, je suis plutôt d’accord. Mais bon, après tout il doit avoir raison, c’est une femme donc elle peut pas être bien occupée dans sa vie de tous les jours, elle peut bien prendre soin de sa mère pendant qu’il se charge d’envoyer un peu d’argent et de demander qu’on fasse l’éloge de son altruisme, rien de genré dans tout ça rho !
Bref, dans ces deux livres, on voit qu’Edouard Louis, maintenant, c’est un homme qui a réussi son “ascension”. Et désormais, il regarde de tout là-haut, du dernier étage de sa tour, tout en se convaincant d’être au plus près du sol, de regarder à la loupe les fourmis du rez-de-chaussée. Et c’est vraiment pas ouf.
Voilà, mon petit récap, avec mes avis extrêmement subjectifs sur ses textes : j’insiste, pitié, ne viens pas m’embrouiller si Changer : méthode est ton livre préféré — et aussi, j’insiste encore mais j’aime vraiment l’œuvre d’Edouard Louis dans son ensemble et les critiques que je développe avec véhémence ici m’empêcheront vraiment pas de lire les prochains bouquins qu’il publiera. En soit, si j’ai autant de choses à dire sur ses livres c’est aussi parce qu’ils m’interpellent, me parlent, me font réfléchir, me questionnent, et au fond c’est peut-être ça que je préfère dans la littérature.
Alors voilà, si jamais tu as désormais envie de découvrir un peu son œuvre ou si tu as aussi des avis véhéments à partager sur le sujet, hésite surtout pas à les partager, je suis toute ouïe. Et en attendant, je te souhaite une très belle semaine et un merveilleux changement d’heure 🌿